C'était un regard dur et des paroles tranchantes, leur quotidien. Une lutte permanente contre le monde entier – et surtout contre eux-même. Mais pour lui, c'était
normal. Pour lui, y'avait rien de plus important que ça.
Pour lui, ses parents étaient le centre du monde.
Le père, Ryuuji, était un scientifique japonais très reconnu. Particulièrement dans le domaine de la psychologie. La mère, Kate, était une ravissante américaine qui vivait humblement avant de le rencontrer – elle travaillait à mi-temps en tant que serveuse pour financer ses études. C'est probablement la simplicité qu'elle dégageait, qui le séduit : à l'époque il commençait à avoir une sacrée réputation, mais cela lui mettait une pression considérable. Les récompenses, l'admiration,
il n'était pas fait pour ça. Seulement voilà, il adorait son métier. Alors pour rien au monde il n'aurait laissé tomber sa carrière.
Ils s'installèrent dans une jolie petite maison à Los Angeles, et eurent deux enfants à six ans d'intervalle : Earl et Yunan – leurs parents étaient de grands amateurs de thé, oui. Les années passant, Ryuuji se fit un nom tel qu'ils n'avaient pas besoin de s'inquiéter pour l'argent. Sa photo apparaissait de plus en plus souvent dans les magasines spécialisés. Mais son piédestal, au lieu de monter dignement dessus, il l'a placé sur ses épaules – fardeau imposé, qu'il a vaillamment porté des années durant. Puis quand ses épaules ne furent plus assez fortes, quand les regards se firent omniprésents, il tenta maladroitement de leur en déléguer une partie.
Yunan n'était qu'un petit poupon aux joues rebondies, quand les choses commencèrent à changer. Il était jeune, bien trop jeune ; aujourd'hui il ne saurait pas dire comment était leur vie de famille,
avant.
Invincible soldiers from storybooks also die
Los Angeles l 8 ans
Planté devant la porte de leur maison, Yunan serrait nerveusement les bretelles de son cartable. Le regard honteusement baissé vers le paillasson, il fixait le « welcome » noir sur fond gris comme il fixerait le carrelage de leur salon, d'ici quelques heures. Le gamin anticipait : il savait ce qui l'attendait, quand son père rentrerait. Il pouvait s'imaginer la scène dans les moindres détails, avec une précision telle que l'espace de quelques secondes, le jeune Uehara crut entendre la voix de son père comme si celui-ci se trouvait en face de lui. Avec ce subtil tremblement qui terminait chacune de ses phrases et ce venin qui suintait de chacun de ses mots.
Il sursaute, ses longs cils d'enfant battant vivement l'air, puis il fixe la poignée de la porte sans oser s'en saisir. Certains jours, cette étrange pensée lui venait : il avait
peur de son chez lui.
Peur d'être là, le soir venu, quand son papa reviendrait. Surtout quand on lui avait rendu un contrôle raté. Enfin,
raté, tout est relatif. Avoir un A- à la place d'un A+ n'était pas un drame en soi. Du moins ça ne l'était pas pour les autres enfants, ils l'avaient même félicité. Le maître aussi l'avait félicité.
Mais les autres enfants et le maître, Yunan se fichait bien de leur opinion. Parce que
lui ne la partagerait pas. Parce que
lui le traiterait d'incompétent. Et enfin parce que pour un enfant, ce que leurs parents disent a toujours plus de valeur.
Mais au final tout irait bien, comme d'habitude. Grâce à
elle, tout irait bien. Elle était toujours là pour les prendre dans ses bras, son frère et lui, quand son mari était trop dur avec eux. Il se détend un peu, se laisse aller à un petit sourire. Derrière cette porte, sa maman l'attendait. Est-ce qu'elle avait préparé un gâteau, aujourd'hui ? La tête brune espérait. Son entrain retrouvé à l'idée de déguster un délicieux fraisier, il entre enfin. «
Mamaaaan, c'est moi ! » Ses yeux parcourent rapidement la pièce la plus proche – le salon – sans l'y trouver. Son sourire s'élargit un peu : c'était bon signe ! «
J'ai super faim ! » Continue-t-il en se dirigeant vers la cuisine.
Le temps sembla se suspendre, quand il la vit enfin. Se suspendre comme elle, par le cou, les pieds ballant loin au-dessus du sol.
Et il eut l'impression qu'on lui arrachait le cœur, quand il comprit qu'elle avait mis fin à ses jours.
As we grow up there's nothing left
Chicago l 13 ans
Tout était différent, à Chicago.
Le temps passant Yunan se mit à vivre dans l'ombre d'Earl, qui brillait par ses résultats scolaires et était très apprécié pour sa personnalité. Même leur père, qui se réfugiait dans le travail depuis la mort de sa femme, se rendait compte des possibilités incroyables de son fils aîné.
Ce serait un mensonge, de dire que le cadet n'était pas jaloux. Mais il ne l'était que
parfois, par exemple quand il les surprenait tous les deux en train de parler dans le salon, et qu'apparaissait sur le visage de son père l'un de ces sourires devenus trésors. Ou quand, lors de leurs rares dîners à trois, les deux se mettaient à discuter d'un sujet trop compliqué pour lui.
Ce qui le rendait envieux de son aîné n'était pas sa réussite scolaire ou sa facilité à se faire des amis, mais sa relation privilégiée avec leur géniteur. Il avait l'impression que ce dernier ne le regardait jamais, et ça lui faisait mal.
Cela dit, Yunan ne pouvait en vouloir à aucun d'entre eux. Il savait parfaitement qu'il ne tenait pas la comparaison face à son génie de frère et les aimait malgré tout. Surtout Earl, qui prenait grand soin de lui – le chef de famille n'étant pas très présent.
Et puis, lui aussi avait des amis à l'école. Des amis qu'il collait un peu trop, peut-être ; peut-être aussi que cette amitié n'était pas réciproque.
Il pleuvait ce jour-là, de cette pluie menaçante qui alourdit le ciel et transforme le paysage en nature morte. La petite bande jouait dans les couloirs, mais à force d'entrain ils brisèrent une vitre du collège. Ses camarades, peu désireux d'assumer leur part de responsabilité, lui firent porter le chapeau. Résultat, son père fut contacté pour un entretien avec le directeur de l'établissement. Il vint avec Earl, ce qui ne surprit pas vraiment Yunan : son frère rendait parfois visite à peur père au travail, quand il n'avait pas cours – les joies de la fac.
Sur le chemin du retour, l'ambiance était pesante dans la voiture. Earl conduisait. Gardant le silence, le plus jeune des Uehara se dit qu'ils étaient sans doute en train de se disputer quand l'école avait appelé.
Bingo, pourrait-on dire, sauf que nous ne sommes pas à la loterie - ils n'a rien gagné. Dès que l'un prit la parole le ton grimpa immédiatement, avec l'empressement de reprendre leur discussion là où ils l'avaient arrêtée. Le souci, c'est que l'un comme l'autre alla trop loin. Et ni l'un ni l'autre ne prêtait plus attention ni au gosse assis derrière, qui rêvait de se fondre avec la banquette, ni à la route.
Quand le camion klaxonna, c'était déjà trop tard.
The world around us sells an empty promise
Tokyo l 15 ans
Ce sont des lumières éteintes et un air froid qui l'accueillent, quand il rentre. Retirant ses chaussures sans même prendre la peine d'appuyer sur l'interrupteur, pourtant situé juste à côté de lui, le jeune homme file tout droit vers sa chambre. Il prend juste le temps de se doucher et de se changer avant de ressortir.
Aussi grand et confortable puisse être l'appartement qu'ils habitent depuis maintenant trois ans, Yunan ne l'aime pas. Ce n'est pas un foyer, pour lui.
Sa mère n'y est pas.
Earl n'y est pas.
Alors il s'évade ce soir aussi, ce soir encore. Il mangera un hamburger avec des potes, puis ils traîneront dans les rues jusqu'à ce que l'un d'entre eux remarque l'heure – que notre brun aurait pris grand soin
d'oublier. A ce moment il prendrait un air de chien battu pour gagner encore dix minutes. Peut-être même une nuit, s'il décide de s'incruster chez l'un de ses copains. Pourquoi pas ? De toute façon rien de bien passionnant ne l'attendrait, chez lui. Si son père était déjà rentré, il devait être en train de regarder les infos à la télé et ne lèverait pas les yeux en l'entendant rentrer.
Depuis qu'Earl était mort dans cet accident, ils ne se parlaient plus vraiment. Yunan avait essayé, pourtant. Il avait fait de son mieux pour être un bon fils. Si son géniteur avait perdu une femme et un fils, lui avait perdu une mère et un frère, et le gamin qu'il était avait désespérément besoin du soutien de son père. De se raccrocher à quelque chose, un espoir, une bribe d'affection.
Peine perdue. Leur famille n'était plus. Même quand son fils était entré à Yuuei, la prestigieuse école, Ryuuji ne l'avait pas regardé – et encore moins félicité.
Tant pis. Un vague haussement d'épaules, un large sourire accroché sur ses lèvres, l'adolescent rit à la blague d'un de ses amis et chasse ces pensées de son esprit.
Ça n'a plus d'importance, maintenant. Tout ce qu'il veut, maintenant, c'est prendre la tête d'une entreprise de super-héros pour se faire un maximum d'argent en bossant le moins possible. Ce n'est pas très pur, comme ambition, mais au moins ça fait rire ses petits camarades. Autant ne pas s'en cacher, donc.
De toute façon, qui peut bien s'en soucier ?
Tout ça n'a pas d'importance.